Aux Etats-Unis, l'arrivée de la société du Golfe provoque des réactions hystériques
Les élus du Congrès, excités par CNN, veulent faire reculer la Maison-Blanche.
Alain Campiotti, New York
C'est plus grave qu'un accident de chasse. En approuvant comme elle l'a fait le rachat de P & O par Dubai Ports World, l'administration Bush s'est tiré une balle dans le pied. Les procédures avaient pourtant été respectées: les innombrables services intéressés par la sécurité dans les ports américains avaient tous donné leur aval. Il aurait mieux valu informer, aussi, le Congrès. Comme les élus ont appris par CNN que l'entreprise de Dubaï, liée à la famille régnante de l'Emirat, avait été préférée à une société de Singapour, le Capitole a pris feu.
Emporté par une surenchère hystérique, le leader républicain du Sénat, Bill Frist, a demandé lui-même mardi que l'aval américain au rachat de P & O soit suspendu. Raison unique: si des Arabes deviennent maîtres de six ports de la côte Est (New York, Newark, Baltimore, Philadelphie, Miami, La Nouvelle-Orléans), la sécurité intérieure américaine est compromise; deux des terroristes du 11 septembre ne venaient-ils pas des Emirats arabes unis (dont Dubaï fait partie), où l'argent d'Al-Qaida a aussi transité?
En fait, Dubai Ports World, comme P & O actuellement, aura la responsabilité partielle des opérations de chargement et de déchargement dans les six ports.
La sécurité est l'affaire de la Coast Guard. Depuis des mois, des élus (démocrates surtout: c'est un de leurs chevaux de bataille) affirment que les installations portuaires sont des passoires, et que n'importe quoi (une bombe!) peut être introduit aux Etats-Unis par cette voie: 5% seulement des cargaisons sont auscultées.
Ce n'est pas la faute de l'entreprise de Dubaï, qui est par ailleurs une proche amie du Pentagone: elle gère le port de Jebel Ali, dans l'émirat, où l'US Navy a ses quartiers. Mais Ports World est arabe, et c'est le problème, aux yeux d'élus d'autant plus excités que les élections approchent.
Condoleezza Rice, qui entreprend un voyage dans le Golfe, aura beaucoup à faire pour calmer l'indignation locale: l'agitation qui a gagné le Congrès est lue là-bas comme une démonstration de racisme anti-arabe et d'islamophobie délirante.
Le Golfe n'a pas tort. La campagne contre Dubai Ports World a été déclenchée par un anchorman vedette de CNN, Lou Dobbs. Un cas. Ce journaliste animait l'unique émission économique de la chaîne, véritable haut-parleur du monde des affaires américain. Il y a quelques mois, il a radicalement changé de manière, de matière et de ton: dénonciation permanente de l'immigration illégale et de l'outsourcing qui tuent les jobs des Américains, appel passionné au protectionnisme, dénonciation de la menace chinoise. C'est le menu unique, qui flatte le populaire. L'audience monte en flèche.
Lou Dobbs - qui est républicain - s'est donc emparé de l'affaire des ports, et fusille chaque jour l'administration Bush qui ouvre les quais aux terroristes. Et les élus, terrorisés huit mois avant le Midterm, suivent comme des moutons: Hillary Clinton, le gouverneur de New York, George Pataki, Charles Schumer, l'autre sénateur de l'Etat, et un gros peloton de leurs collègues sont mobilisés pour bloquer l'accord. Pour le malheur de la Maison-Blanche, le premier interlocuteur des élus furieux est Michael Chertoff, le ministre de la Sécurité intérieure, qui est chargé de coordonner la protection des ports. Mais Chertoff est affaibli: il vient de subir au Congrès des auditions éprouvantes sur l'action de son département avant et après Katrina, et il en est ressorti en lambeaux. Dans cette épopée tragi-comique, l'administration Bush n'a pour le moment qu'un allié: Jimmy Carter, son vieil ennemi.